Quel était le contexte de création du CLEMI ?
C'était une période très politisée avec la victoire historique de la gauche à la présidentielle de 81. Les décisions prises par le gouvernement étaient alors interprétées à partir de ce prisme. Ce qui fut évidemment le cas pour le CLEMI ! C'est ainsi qu'un article très négatif est paru dans Le Figaro et je suis immédiatement allé à la rencontre de son directeur, Jean Miot. Je l'ai convaincu que le CLEMI n'était pas un projet de droite ou de gauche, mais un projet d'éducation à la citoyenneté, de découverte pour les élèves de la pluralité des opinions, qui est l'essence même de la démocratie. Sa réaction a été très positive. Jean Miot a d'abord souhaité s'investir dans nos premiers stages de formation pour les enseignants avant de s'engager dans notre Conseil d'Orientation et de Perfectionnement (COP) dont il deviendra une figure marquante. Il serait fallacieux de croire que tout s'est passé de façon aussi naturelle, mais la richesse du dialogue a été constante dans l'histoire du CLEMI, la presse écrite d'information, de L'Humanité à Valeurs Actuelles ayant très vite adhéré à notre projet.
Quels objectifs visaient la création d'un Conseil d'orientation et de perfectionnement du CLEMI ?
C'est le ministre de l’Éducation nationale, Alain Savary qui a voulu ce Conseil. Il considérait que toutes les tendances politiques devaient être présentes, que la presse, dans sa pluralité, devait avoir une place prioritaire et que les acteurs usagers du système éducatif devaient aussi s'impliquer. Avec le recul, je pense que nous avons eu beaucoup de chance d'avoir un ministre dont une des lignes directrices était le dialogue. Le COP a toujours apporté à notre ligne de travail et avoir confié sa présidence à des personnalités reconnues, - je pense à Ivan Levaï ou encore à Jean-Marie Dupont, - a fortement contribué à donner au CLEMI une image forte de son rôle de « liaison » entre les acteurs de l’enseignement et ceux des médias. L’image d’un organisme dont une des missions centrales était la conscience de la pluralité des opinions dans une démocratie. Des discussions passionnantes y ont trouvé leur place !
Par exemple ?
Je me souviens d'une vive critique de représentants des parents d'élèves qui m’avait touché : « Avez-vous conscience que l'on impose à des enfants une lecture de l'actualité profondément anxiogène ? ». Cet argument ne peut pas nous laisser insensible. Est-il légitime de faire travailler les plus jeunes sur l'actualité ? Il me semble toutefois que c'est un leurre de croire que les enfants ne s'intéressent pas à l'actualité. Ils sont bombardés d'informations qu'ils gardent pour eux, qu’ils enfouissent, et je suis persuadé, tout au contraire, que l'école, en osant l'aborder autorise une mise à distance. Toutes ces questions de fond étaient à l’ordre du jour des réunions du COP.
L'idée d'associer acteurs de l'enseignement et des médias avait-elle des précédents, ailleurs en l’Europe ou dans le monde?
Non, pas sous cette forme. En revanche il faut souligner que toutes ces interrogations sur les médias, sur le rapport avec l'École, sont une constante des sociétés démocratiques, depuis l'apparition de la presse à grand tirage, depuis la moitié du XIXe siècle. Dans cet esprit, le Conseil de l’Europe et l’Unesco ont d’ailleurs développé des programmes, dès les années 1960, pour encourager des recherches sur les thématiques de l’éducation aux médias. De leur côté, les journalistes se sont aussi beaucoup investis, notamment par le biais d'associations (Apij, Arpej, Cipe, Ape) dédiées à la liaison entre l’école et la presse.
Quelle a été la spécificité du CLEMI ?
Le fait que l'argent du fonctionnement du CLEMI venait de l’Éducation nationale était unique. C'était l'affirmation d'une mission d’intérêt public, une mission relevant des fondamentaux de l’éducation. On ne trouve cela dans aucun autre pays où l'argent vient parfois des associations, parfois de fondations, mais n'est jamais inscrit dans un budget de l’Éducation nationale. Ensuite, le fait que tous les niveaux de l'éducation soient concernés école, collège, lycée me semble significatif de l’orientation du CLEMI dont les activités s’ancrent à tous les degrés de scolarité. Le fait est qu’aujourd’hui ce modèle est scruté par plusieurs pays qui en reconnaissent la pertinence.
Pourquoi avoir inscrit les médias scolaires dans l’activité du CLEMI ?
Je reconnais mon attachement à la philosophie de l'École Nouvelle. Je reste passionné par des éducateurs ou des médecins comme Célestin Freinet, Ovide Decroly, Janus Korczak et Maria Montessori pour citer les plus connus. Et le projet que j'ai écrit et présenté au conseiller du président de la République, Robert Chéramy, qui l’a ensuite soumis à François Mitterrand, prenait en compte cette dimension. Je suis convaincu qu'il est nécessaire que les élèves produisent eux-mêmes des médias pour en mesurer à la fois la difficulté, la rigueur nécessaire, notamment en termes de droit parce que l'on ne peut pas dire n'importe quoi sur n'importe qui. Cela est utile à tous les niveaux, à l’école, au collège, au lycée. Et l’on voit bien ici la nécessité de la présence des journalistes pour accompagner ces travaux. Le dialogue qui s'instaure entre les journalistes, les enseignants et les élèves est irremplaçable.
Pourquoi avoir pris l’initiative d’une Semaine de la presse et des médias dans l’École ?
Il s'agissait tout simplement de donner de la visibilité aux actions du CLEMI ! J'étais frappé de voir que la multiplicité et la richesse des travaux restaient mal connues et n’étaient pas partagées. Faire en sorte que pendant une semaine, à partir de la presse et des médias, cette richesse soit partagée était pour nous une nécessité. Le ministre, Lionel Jospin et sa collègue Catherine Tasca, ministre de la Communication, se sont montrés très favorables. Au CLEMI, Benoit Menu, coordonnateur général, a réussi à organiser cet incroyable défi au plan organisationnel puisque chaque année ce sont près de 4 millions d'élèves qui participent à cette action éducative phare. Fondée sur le bénévolat, cette action démontre l'intérêt de tous les participants et offre une image forte de l'idée de citoyenneté.
Pourquoi avoir créé des coordonnateurs académiques du CLEMI ?
Le CLEMI été pensé dans un schéma général de décentralisation de nos institutions. L'équipe nationale est à Paris et le directeur du CLEMI dépendait directement du ministre. Mais dans chaque académie l'organisation relevait de la compétence du recteur, lui-même représentant du ministre pour son académie. Ce schéma est simple et sain. Pourquoi ? Parce qu'il y a des différences notables entre les régions. Parfois les recteurs se sont beaucoup impliqués et l'équipe du CLEMI a pu faire un travail important avec un coordonnateur nommé par le recteur. Cela n'a pas toujours été le cas. Il faut bien voir que la thématique des médias est sujette à des interprétations qui dépassent le cadre pédagogique. Qu'on le veuille ou non, dès l’instant où la presse et l'actualité sont en jeu, des pouvoirs et des contre-pouvoirs émergent. Un simple journal lycéen dans lequel une personne locale est attaquée maladroitement peut générer un véritable psychodrame. On ne pourra jamais éviter ce genre de problème. J'y vois plutôt l'occasion d’une véritable prise de conscience de la responsabilité d'écrire. On ne peut pas dire n'importe quoi. Il y a la loi. Et il est sain que des lèves comprennent cela. Cela fait d’ailleurs partie du quotidien de la profession de journaliste.
Apparu à l’aune de la révolution numérique, le CLEMI a su s’adapter aux évolutions des pratiques informationnelles. Comment l’expliquez-vous ?
C'est une belle question qu'il faut poser à mes successeurs ! Ce sont eux qui ont donné les bonnes orientations pour positionner le travail du CLEMI. En ce qui me concerne, j'ai mesuré petit à petit, pendant les vingt années où j'ai dirigé le Centre, que les attentes et les demandes changeaient. On se trouve aujourd'hui dans un contexte profondément différent. Quel est toutefois le point commun entre hier et aujourd'hui ? Le fait que l’École, comme institution, reste la seule capable de proposer une pause quand on est submergé par l'immensité des sollicitations médiatiques. Pause de mise à distance critique, pause sur le sens à donner à ce que nous vivons au quotidien.
L’ÉMI reste-t-elle pertinente pour éduquer notre jeunesse aux enjeux politiques et démocratiques ?
Je n'ai jamais caché que je n'aimais pas ces différents vocables : « éducation aux médias », « éducation aux médias et à l’information »… L’ÉMI peut vouloir dire des choses parfaitement contradictoires ! Pour certains, il s'agit de chanter les louanges des médias, pour d'autres, de les combattre pas à pas. Je ne me suis jamais retrouvé dans ces syntagmes. À mes yeux, nous sommes évidemment dans une éducation politique. Ou, si l'on préfère, dans l’éducation à la démocratie. Il est vraiment très regrettable que seules les dictatures regardent de près l'éducation et la transmission de leurs « valeurs » à travers le système scolaire. Pour nous, la démocratie semble aller de soi. Au point qu’on n’en parle pas autant qu’il le faudrait. Or, les médias nous offrent la possibilité de réfléchir sur un élément fondamental de différence entre la démocratie et la dictature : la liberté d'opinion. Dans une démocratie la pluralité des idées fait partie de notre quotidien. C'est cela qu'il faut transmettre à l'école et par les pratiques des médias, prendre conscience de la valeur et de la fragilité du système politique que constitue toute démocratie. Nos sociétés démocratiques sont-elles mûres pour accepter l’idée que l'école a un rôle majeur à jouer pour l’éducation à la démocratie ? A l’évidence le chemin est encore long…
Alors pourquoi continuer à parler d'éducation aux médias et à l’information ?
Tout simplement parce que cela rassure ! Disons que cela fait moins sujet à débat. Pourtant, il est profondément étrange que le mot « politique » soit généralement « tabou » dans le monde de l'éducation. Pourtant il devient soudain survalorisé quand, à l'âge de 18 ans, les jeunes deviennent des électeurs et encore plus quand un étudiant va s'inscrire à Sciences po… Et puis, de manière plus triviale, compte tenu des subventions des organismes internationaux toujours fléchées « éducation aux médias », il était indispensable d’adopter cette terminologie.
Quel message souhaitez-vous adresser aux équipes du CLEMI et à tous leurs partenaires à l’occasion de ces 40 ans ?
Je crois que si le CLEMI a pu émerger il y a quarante ans, c'est en grande partie dû à un certain enthousiasme d’une équipe nationale, d’équipes régionales et de tous les partenaires qui ont participé à cette aventure. Une sorte d'aventure de laboratoire parce que, à l'évidence, il faudra petit à petit repenser l'école, repenser les valeurs qui sont aujourd’hui en filigrane, jamais explicites. Et le CLEMI oblige à se positionner sur ces valeurs. Parfois, c'est le pessimisme noir qui peut nous atteindre, je pense à l'horrible assassinat de Samuel Paty. Parce que, dans ce cas, il n'y a plus de possibilité de dialogue. L'intelligence est niée. La démocratie n'existe plus. Mais il faut penser à ces milliers de travaux dans les classes, chaque année. Pour un enfant, pour un adolescent, ces travaux permettent de construire une pensée autonome. C’est l’honneur de l’École !
Vous aviez transmis un message puissant après l’attentat contre Samuel Paty qui a marqué les réseaux du CLEMI…
C’était le coeur du CLEMI qui était touché. Alors comment répondre ? Pendant plus de trente ans, en France comme dans bien d’autres pays, j’ai croisé dans les yeux des enseignants ce même désir de construire une société plus humaine qui était celui de Samuel Paty. J’ai lu des centaines de journaux scolaires, parfois irrévérencieux, souvent bon enfant, soucieux du dialogue avec les adultes, soucieux du monde de demain. Pendant toutes ces années, j’ai craint de manquer de l’énergie nécessaire pour défendre le CLEMI à sa juste hauteur et obtenir les moyens nécessaires. A chaque fois que je rencontrais un ministre ou un haut responsable de l’éducation, je prenais soin d’aller la veille auprès d’enseignants, dans des classes dont on avait pu me parler, pour assister à des travaux sur les médias. A chaque fois, j’étais impressionné par la qualité de ce que je voyais, par l’engouement généreux de ces actions collectives. Je repartais alors en me disant que mon devoir, dans mes rendez-vous, c’était d'être à la même hauteur pour promouvoir le CLEMI. J’ai toujours cette même admiration aujourd’hui. Les enseignants, les acteurs de ces actions construisent la démocratie de demain.
Jacques Gonnet
Né le 2 décembre 1945 à Carpentras, Jacques Gonnet est diplômé du 3e cycle du CELSA et docteur ès lettres de l'université Bordeaux-Montaigne, auteur d'une thèse sur " Les journaux produits par les jeunes en âge scolaire " sous la direction de la sociologue Anne-Marie Laulan. Tirant une part de ses réflexions des pédagogies alternatives de Célestin Freinet, Ovide Decroly, Janusz Korczak ou encore Maria Montessori, ses recherches portent sur les thèmes de l'éducation et des médias, du rapport aux images, des journaux scolaires et plus largement des productions médiatiques des élèves. de son expérience lors d'événements consacrés à l'Éducation aux médias et à l'information.
Professeur de philosophie au lycée français de Los Angeles en 1970, il rejoint trois ans plus tard le Centre national de documentation pédagogique puis produit à partir de 1976 " En direct avec la presse ", émission de la Radio-Télévision scolaire où de jeunes lycéens interviewent les rédacteurs en chef des journaux de la presse écrite. En 1982 il crée le Centre de liaison de l'enseignement et des moyens d'information (CLEMI), rattaché au ministère de l'Éducation nationale, qu'il dirigera jusqu'en 2004. Parallèlement il crée et dirige le CREDAM, centre de recherches et d'études sur l'éducation à l'actualité et aux médias rattaché à l'université Sorbonne Nouvelle - Paris III. Articulant une logique de recherche universitaire et une logique d'action, le CREDAM croise ses axes de recherche avec les activités du CLEMI dont la mission est " de promouvoir l'utilisation pluraliste des moyens d'information dans l'enseignement afin de favoriser une meilleure compréhension par les élèves du monde qui les entoure tout en développant leur sens critique. " (décret mars 1993).
Auteur de plusieurs ouvrages et de nombreux articles sur l'éducation aux médias, Jacques Gonnet vit aujourd'hui à Montpellier. En retrait depuis plusieurs années, il témoigne régulièrement de son expérience lors d'événements consacrés à l'Éducation aux médias et à l'information.