Par Juliette Le Taillandier de Gabory
L’exposition « Fake news : art, fiction, mensonge » interroge le regard que porte l’art contemporain sur le phénomène des fake news. Les artistes s’emparent du sujet pour le dénoncer, démontent les trucages et autres artifices dont se servent les diffuseurs de fake news sur internet. Ils exhibent les ressorts économiques et idéologiques des grandes plateformes digitales. Mais créent-ils à leur tour de véritables fake news et dans quel but ? Quelle est, au fond, la définition d’une fake news et comment peut-elle s’appliquer dans le champ de l’art ?
Les Yes Men et le journal des bonnes nouvelles
Prenons l’exemple des deux activistes américains : Andy Bichlbaum et Mike Bonanno, dits aussi les Yes Men. Le 12 novembre 2008, ils diffusent, à plus de 100 000 exemplaires, dans les rues de New York, une fausse édition du New York Times n’annonçant que des bonnes nouvelles : la fin de la guerre en Irak, la gratuité des universités, l’instauration d’un salaire minimum.
Peut-on parler à cet égard de fake news, au sens de désinformation (cf. infographie « Fake news, infox, de quoi parle-t-on ? »), auquel cas y a-t-il une véritable intention de tromper le public ?
On remarque tout d’abord que le journal est daté de juillet 2009, soit huit mois après la date de distribution, comme s’il s’agissait d’un journal du futur. Ce ne sont donc pas de fausses informations en tant que telles puisqu’elles peuvent toujours se produire, dans un futur utopique… Ce décalage temporel indique bien d’emblée au lecteur qu’il n’est pas dans la réalité et qu’il s’agit plutôt d’un canular, ce dont sont d’ailleurs friands les Yes Men.
Un canular ne veut pas dire une simple blague légère et anodine. Cette performance peut aussi se voir comme un manifeste politique et une alerte pour les dirigeants du pays. À plusieurs reprises, dans le passé, les deux artistes ont recouru à cette forme du canular pour dénoncer, par la caricature et l’humour, les dérives du système capitaliste. Ils se sont attaqués ainsi à des grands groupes industriels, des géants de la finance ou des dirigeants politiques.
Ici, en l’occurrence, il s’agit de questionner la puissance des médias traditionnels, la presse écrite, symbolisée par l’une des plus grandes institutions de ce secteur, à savoir le New York Times. En effet, par leurs choix éditoriaux, les grands journaux retiennent une certaine vision du monde qu’ils présentent souvent comme la seule et unique, et façonnent ainsi celle de millions de lecteurs et de citoyens.
Le terme « fake news » est un mot devenu très populaire et recouvre aujourd’hui des réalités variées. La performance des Yes Men, au sein de cet écosystème du faux, s’apparenterait plutôt à de la mésinformation (cf. infographie « Fake news, infox, de quoi parle-t-on ? »). C’est-à-dire une mauvaise information, qualitativement imparfaite en raison d’erreurs de différentes natures. Elle n’est pas liée à une intention de tromper. Elle relève plus de l’erreur ou de la plaisanterie.
Les Yes Men prennent ainsi part au débat de société et deviennent des activistes politiques, des artistes militants. On parle alors d’« artivistes ». Cette posture engagée, qui n’est pas neuve pour un artiste, interroge malgré tout le statut de la création artistique, qui se veut, selon Emmanuel Kant dans La Critique de la faculté de juger (1790), définie par une finalité sans fin. L’œuvre d’art est, en elle-même, sa propre fin. Dans ce cas, la performance s’inscrit dans un environnement et répond à un objectif qui lui est extérieur, même si par sa dimension spectaculaire et gaguesque, elle renoue avec cette définition gratuite et festive de l’art.
Consulter l'article The Yes Men, The New York Times Special Edition, 2008 (PDF, 457 ko)
Big Dada ou le succès planétaire des deepfakes
Dans l’exposition, un autre duo d’artistes engagés – Bill Posters et Daniel Howe – semble aussi fabriquer des fake news, non pas via le support traditionnel de la presse écrite mais par une technologie récente, utilisant l’intelligence artificielle et appelée le « deepfake ». Il s’agit d’une vidéo qui part des images réelles d’une personne et les transforme en y associant un discours complètement inventé ou relevant d’une autre source. On peut donc désormais faire dire ce que l’on veut à qui l’on veut. Cette technologie, d’ailleurs accessible à tous, repousse les frontières des fake news et leur donne une nouvelle force de frappe.
Posters & Howe ont créé ainsi en 2019, sous le titre Big Dada, plusieurs vidéos de cette manière. On y voit notamment Mark Zuckerberg, fondateur de Facebook, se réjouir d’exploiter les données personnelles de millions d’utilisateurs. Ces vidéos deviennent très vite virales, provoquant un buzz planétaire. Les deux artistes ont donc fabriqué de fausses vidéos et les ont diffusées massivement sur les réseaux sociaux.
S’agit-il dans ce cas de fake news ? À nouveau, les artistes ne manifestent pas d’intention malveillante en tant que telle ou en tout cas ne sont pas dirigés par la recherche d’un gain personnel direct. Ils s’inscrivent plutôt dans une démarche de dénonciation politique au nom de l’intérêt général. Sur leur site internet, un cartel accompagne l’œuvre et mentionne qu’il s’agit bien de AI-synthesised personas. Le doute n’est donc pas permis. La question se pose tout de même dans le cadre de la diffusion massive de ces vidéos sur les réseaux sociaux et l’absence souvent de contextualisation des informations qui y circulent. Tous les internautes exposés à cette série de vidéos ont-ils immédiatement saisi qu’il s’agissait de vidéos truquées ?
Dans tous les cas, le buzz planétaire remporté par cette œuvre a eu des répercussions dans la réalité. Facebook et Instagram ont rapidement annoncé qu’ils renforçaient leur système de vérification des vidéos publiées sur leurs réseaux pour lutter contre la diffusion des deepfakes. De même, en partie suite à cette parution, l’Union européenne a débuté une réflexion portant sur une loi bannissant l’utilisation de la reconnaissance faciale dans les lieux publics pour lutter contre les déviances de cette technologie. Les artistes, en créant une fake news, se retrouvent au final à lutter contre ce phénomène en alertant indirectement les pouvoirs publics.
Voir l’œuvre Big Dada sur le site de Bill Posters