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Des capteurs et des hommes

  • Fiche info, parue dans le dossier de la Semaine de la presse 2015
L'émergence d'un Internet des objets soulève des interrogations autant anthropologiques que sociétales. Mais si l'usage des mégadonnées qu'il entraîne suscite chez les citoyens que nous sommes de légitimes inquiétudes, il nous permet aussi d'envisager une réappropriation des objets dans l'objectif d'un « mieux vivre ensemble » au sein de notre environnement connecté.

Vers une généralisation du tout connecté

Pour connaître l'état de santé d'un arbre, prévenir des éruptions volcaniques, mesurer la pollution de l'air ou comptabiliser le nombre de pas effectués dans une journée ou les calories ingurgitées pendant un repas, les capteurs et autres objets connectés sont de plus en plus utilisés dans des secteurs variés et pour des usages diversifiés.

D'un point de vue technique, un capteur communicant ou un objet connecté supposent d'être dotés d'une puissance de calcul, de connectivité à portée variable (Wifi, Bluethooth, NFC, réseaux de téléphonie mobile...), d'une interface utilisateur (visuelle, sonore ou tangible) ainsi qu'une source d'énergie. L'activité ou l'état d'un être ou d'une chose captée est traitée en signaux numériques qui sont renvoyés sur différents types d'écrans connectés. Un polluant comme le CO2 peut être ainsi capté par un dispositif électrochimique dont la traduction électrique sera ensuite convertie en signal numérique, transmis sur un réseau de communication et interfacée de façon à pouvoir être interprétée sous la forme d'une courbe, par exemple.

Les capteurs communicants, les objets connectés participent du champ d'innovation du « tout connecté », allant du M2M (machine to machine) à l'Internet des choses. Ce mouvement actuel d'extension de la connexion à des réseaux de communication des humains aux choses en passant par les animaux, les plantes ou les bactéries, par l'intermédiaire de capteurs communicants, suppose de « faire parler » ces différentes entités, et ainsi de générer des mégadonnées accessibles sur différents types de terminaux.

Qu'en dit l'anthropologie du numérique ?

Le « tout connecté » pose de nombreuses questions en regard d'une anthropologie du numérique.

Se posent d'abord des questions sur la redéfinition de l'humanité dans un monde de connexion généralisée. Pour certains innovateurs, ce mouvement d'implémentation d'intelligence et de la communication au sein des non-humains - mais également sur des humains à travers des puces greffées ou des tatouages électroniques - nous conduit à une mutation de l'espèce humaine pour le « transhumanisme » comme le prophétise Ray Kurzweil, director of engineering chez Google, qui travaille à « la mort de la mort ».

Se posent également des questions sur la définition de la vie privée. Ces mégadonnées issues de l'activité captée et calculée, tout aussi bien d'un humain ou d'une chose, livrent des informations parfois intimes à des tiers. Par exemple, les podomètres connectés peuvent être utiles pour les personnes en quête d'une meilleure forme physique mais peuvent également être utilisés par les compagnies d'assurances pour personnaliser des offres différenciées entre les individus.

C'est la raison pour laquelle les mégadonnées produites par le « tout connecté », et notamment des capteurs communicants, sont parfois désignées comme le « pétrole du XXIe siècle ». C'est également la raison pour laquelle les problématiques des mégadonnées sont quelquefois désignées sous la métaphore d'un « Big Data », dans la lignée d'un « Big Brother » captant la vie privée et marchandisant les données personnelles.

Les capteurs communicants ne posent cependant pas uniquement des questions sociétales importantes, ils peuvent contribuer à nourrir une version alternative au grand récit de domination de la technique sur l'humanité.

Qu'est-ce que l'idéologie "transhumaniste" ?

L'idéologie transhumaniste est une idéologie de puissance qui fait jouer à la technologie un mauvais rôle, celui de pouvoir réaliser la domination de l'homme par la machine, d'être l'agent de la mutation de l'espèce humaine. Or, dans la vie de tous les jours, nos faits et gestes les plus quotidiens sont instrumentés par des objets techniques depuis des siècles. Ne devrait-on pas dès à présent imaginer plutôt une anthropologie symétrique entre humains et non-humains placée sous la métaphore du compagnonnage entre espèces partageant intelligence et communication ?

De même, il n'existe pas de déterminisme technologique, ni de fatalité aux usages possibles des mégadonnées et du tout connecté. Il importe de faire connaître des appropriations d'intérêt général des capteurs, des données, du calcul et de la connexion étendue. Les mégadonnées, les capteurs communicants et les objets connectés peuvent s'avérer fort utiles pour consommer mieux ou pour mieux connaître notre monde incertain. Ces nouveaux usages de la connexion généralisée, des capteurs et des calculs peuvent faire émerger une figure bienveillante de Big Data, d'abord profitable aux citoyens.

Il reste donc à innover au plan des formes de vie socionumériques pour des usages orientés vers le bien-vivre communicationnel et le bien commun, afin que l'Internet des objets ne se développe pas contre un Internet des sujets.

Laurence Allard, maître de conférences, Sciences de la communication, IRCAV-Paris 3/Lille 3