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Par Louise Tourret, journaliste

DES MESSAGES DIFFUSÉS MAIS PEU EFFICACES

Peu de parents échappent aux questionnements sur l’usage des écrans par leurs enfants et en famille. Depuis des années, des campagnes médiatiques ont diffusé des mises en garde et des recommandations sur le sujet. La plus connue est certainement la recommandation du psychiatre Serge Tisseron « 3-6-9-12 » : aucun écran avant 3 ans, pas de console et de jeu portable jusqu’à 6 ans, pas d’internet avant 9 ans et internet accompagné jusqu’à l’entrée en collège.

Comme avec beaucoup de conseils éducatifs, les parents sont pris dans un jeu de contradictions entre l’idéal et le réel. Interdire, et même limiter, n’est pas une mince affaire. Quand Pauline, mère d’un collégien, confie qu’elle part de chez elle avec les télécommandes pour ne pas que ce dernier puisse se servir de la console ou de la télévision, elle ajoute que « encore chez elle, ça va », une de ses amies part travailler tous les jours avec sa box. Nous sommes nombreux à partager ces soucis, mais, en se focalisant sur les interdits, l’éducation aux écrans se transforme assez vite en machine à culpabiliser les parents. Et l’incapacité à appliquer ces conseils peut paradoxalement augmenter la distance avec le but à atteindre au lieu de nous en rapprocher… Certains parents y arriveront, d’autres renonceront, beaucoup n’essaieront même pas. Si de nombreux parents connaissent le raisonnable 3-6-9-12 – qui est au numérique ce que sont les cinq fruits et légumes par jour à l’alimentation saine –, sa mise en application est bien loin d’être une réalité partagée. Il suffit de regarder autour de soi : les écrans servent parfois de baby-sitters dans les transports en commun, supermarchés, restaurants, etc. ou de « monnaie d’échange » dans les familles. Cela peut en devenir effrayant ; des articles et des livres, en jouant sur la peur, prônent d’ailleurs d’interdire les écrans de la vie des enfants, en famille et à l’école.

Si on peut choisir de bannir les écrans de sa maison et de la vie de ses enfants, on ne peut pas les éliminer du monde, et encore moins le fait qu’ils servent de support à beaucoup plus que du loisir : au lien social et, nous y reviendrons, à la circulation de la connaissance.

ENTRETENIR SA « RÉSISTANCE COGNITIVE »

Au-delà des interdictions, des recommandations nécessaires et des inquiétudes inévitables, les adultes peuvent transmettre des messages bien plus intéressants aux enfants et aux adolescents quant aux usages des écrans.

La question de l’attention est une des questions plus essentielles. Le philosophe Matthew Crawford et le théoricien de la littérature Yves Citton ont proposé des réflexions passionnantes sur ce sujet : notre attention est commercialisée par les entreprises de réseaux sociaux, de jeux, la télévision, la publicité. Nous – adultes et enfants – devons donc commencer par en être conscients et réfléchir à ce qui capture notre attention et notre libre arbitre. Il est tout à fait possible d’engager ce premier pas critique en expliquant aux enfants que les médias et les industries du divertissement agissent au sein d’une économie et cherchent à générer, pour la plupart, profits et bénéfices en captant notre attention et notre temps. Ensuite, il s’agit de comprendre les mécanismes qui nous font rester, qui nous rendent accros, la « logique » de l’attention. Yves Citton parle d’« écologie de l’attention », Olivier Houdé, professeur en psychologie, avance, quant à lui, que les élèves doivent travailler leur résistance cognitive, c’est-à-dire apprendre à inhiber les automatismes de pensée pour pouvoir réfléchir avec ou malgré les écrans et leurs sollicitations.

L’attention, c’est peut-être la première manipulation à laquelle il faut sensibiliser les enfants. On peut y réfléchir en famille, on doit y réfléchir à l’école, c’est ce que propose le chercheur à l’Inserm, Jean-Yves Lachaux, depuis des années, avec le dispositif Atol. De même, il est devenu essentiel de dire aux enfants que la gratuité des réseaux induit que nos données personnelles y sont un produit. Le savoir ne rend pas automatiquement raisonnable mais ne pas en parler et se contenter d’interdire serait renoncer à éduquer.

APPRENDRE À APPRENDRE AVEC LES ÉCRANS

Si comme l’explique Stanislas Dehaene, psychologue cognitiviste et neuroscientifique, nos cerveaux sont faits pour apprendre à apprendre, dans une société où la connaissance circule, et circule peut-être d’abord sur internet, ne serait-il pas primordial d’apprendre à apprendre avec les écrans ?

Une étude de l’American Psychological Association montre combien la multiplication des écrans a fait fortement diminuer le temps de lecture sur les supports papier – et le temps de lecture tout court – des jeunes américains. Cette étude a observé, entre 1976 et 2006, près d’un million d’adolescents américains de 14 à 18 ans : la bascule semble s’opérer entre 2006 et 2016. Dans cette décennie, la consommation numérique s’est transformée et les débuts des réseaux sociaux avec Myspace ont cédé la place à la génération Snapchat. L’étude montre aussi qu’entre-temps, les adolescents ont presque complètement déserté les médias traditionnels. Seuls 2 % des adolescents américains lisent encore la presse papier. Le numérique semble totalement et seulement associé aux loisirs et à la consommation.

En France, l’enquête « Les jeunes et l’information », datée de juillet 2018, montre que 71 % des 15-34 ans consultent quotidiennement l’actualité via les réseaux sociaux, ces derniers étant, pour cette génération, le premier mode d’accès à l’information. Elle expose également les effets bénéfiques de l’éducation aux médias et à l’information sur les pratiques informationnelles des jeunes.

Le rôle des professeurs documentalistes est central dans cette éducation aux médias, en accompagnant les élèves dans leurs recherches d’information, en proposant des ateliers, mais aussi en mettant à disposition, dans les CDI, la presse, papier ou en ligne, gratuitement via le site Lirelactu.fr. De nombreux YouTubeurs proposent également des vidéos instructives ; certains journaux « traditionnels » sont présents sur Snapchat ; ces contenus peuvent aussi circuler dans les espaces scolaires, être interrogés et utilisés. Idem pour les ressources plus courantes, comme Wikipedia ou les sites d’information qu’il faut apprendre très tôt aux élèves à utiliser de manière judicieuse, en évitant les copier-coller, par exemple. Un autre monde numérique est possible, il existe ! Pour s’informer, pour exercer son esprit critique et pour apprendre, tout simplement.

Mais parler avec des enseignants du numérique à l’école, c’est aussi comprendre que les difficultés pour accompagner les élèves dans leurs pratiques informationnelles et numériques sont bien souvent matérielles : disponibilité des salles, entretien du matériel et même, problème de rideaux pour des salles trop lumineuses qui rendent difficiles le tableau numérique à regarder ! L’enjeu pédagogique n’en demeure pas moins énorme.

Dans un monde où la circulation du savoir est un enjeu, il est essentiel d’apprendre non seulement à exercer son esprit critique, à explorer sa crédulité et à comprendre les ressorts des manipulations. Nous ne détaillerons pas tous les sujets liés au numérique éducatif ici. Bien entendu, il faut sensibiliser les élèves au codage et proposer d’en maîtriser les bases ; bien sûr, il faut aborder la question des algorithmes et les questions technologiques. Il faudra aussi prendre le temps de parler des compétences pour évoluer dans les espaces numériques, de comprendre ce qui s’y joue et de permettre aux élèves de se penser comme des acteurs de ces univers et potentiellement comme des créateurs de contenus.

Ce rôle d’éducateur au numérique n’est pas seulement celui des parents, c’est aussi – et surtout – celui de l’école. D’abord parce que c’est une question sociale : il s'agit d'éduquer les enfants des parents les plus éloignés de la culture scolaire car la fracture numérique est avant tout une fracture des usages. Quand Rachid Zerouiki, professeur de Segpa, s’empare du sujet, il s’inquiète de l’illettrisme numérique de ses élèves, qui seront potentiellement démunis toute leur vie face aux écrans. Et même si ce n’est pas au même degré, tous les parents sont possiblement concernés par ces difficultés (et je m’y inclus bien volontiers). Les écrans, que nous utilisons d’ailleurs pour beaucoup tous les jours, posent une grande question d’éducation qui dépasse la famille, concerne tout le monde et rappelle l’institution scolaire à son rôle : éduquer et instruire.

C’est donc à l’école d’apprendre à tous les enfants à se servir plus intelligemment des outils numériques. Il s’agit bel et bien d’un enjeu de rapport au savoir, car les écrans sont les objets, support physique et immatériel, de la circulation de la connaissance et des idées aujourd’hui, même si ce n’est pas leur premier usage pour les enfants. Encadrer, limiter, être vigilant oui, toujours, mais sans oublier qu’il nous faut apprendre collectivement à mettre les écrans au service de l’intelligence.