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Fiche info, parue dans le Dossier de la Semaine de la presse, 2018

La popularité de certains vidéastes sur la plateforme YouTube constituerait un «fait social total», tant au plan technique, sociologique, économique qu'esthétique. Cet article explique les logiques sociales et les mécanismes financiers de ce phénomène.

Cette popularité consiste en l'attachement à de micro-célébrités générationnelles, dans le contexte d'une société des individus marquée par une aspiration à la reconnaissance d'une certaine forme d'authenticité. C'est ce que nous appelons «l'âge du talent». Et il se trouve en partie instrumenté par les plateformes socio-numériques, dans le cadre d'une économie de la distraction. Cette économie emprunte à l'histoire actuelle des industries créatives, notamment à travers le développement de contenus par les marques, popularisés par des youtubeurs dits «influenceurs».
Elle s'inscrit également dans l'évolution médiatique du réseau internet contribuant à «téléifier le Web » et supposant la création de genres, sous-genres et formats audio-scripto-visuels plus ou moins inédits et monétisables par la publicité. Cette industrie du talent numérique, réalisée en partie pour et par les publics internautes, peut être considérée comme un avatar hybride du cinéma au plan esthétique, de la télévision au plan économique et du numérique au plan sociologique.

Regarder Internet : Une pratique d’écran en pleine ascension ou la téléification du Web

Tout d'abord, observons comment YouTube, plateforme vidéo appartenant à Google, se trouve regardée par 96 % des adolescents : 79% de ceux-ci y possèdent un compte, suivant l'enquête Junior Connect, IPSOS1. Ainsi, 79 % des 13-19 ans sont inscrits sur YouTube (vs 45% en 2016), ce qui en fait le réseau social le plus fréquenté par cette tranche d’âge, suivi de Facebook (77%). Suivant médiamétrie, en 2016, plus de 7 sur 10 (72%) des 4-14 ans ont regardé une vidéo sur Internet au cours du dernier mois. Et si les filles préfèrent les clips et les tutoriels, les garçons privilégient les vidéos humoristiques ou liées aux jeux vidéos. Regarder des clips, des séquences postées par les youtubeurs, des tutoriels, des parodies ou des dessins animés… bref regarder Internet semble donc devenu une activité quotidienne des enfants connectés.

L'âge du talent. Quand dire c’est être

Il convient maintenant de thématiser l’arrière-plan sociétal qui habilite tout un chacun, jeune enfant ou jeune adulte, à publier des contenus vidéos sur Internet ayant plus ou moins trait à sa vie intérieure. Pour ce faire, il nous faut admettre que l’expression de soi, sous toutes ses formes numériques, est devenue l’un des éléments constitutifs de la formation de l’identité personnelle et collective contemporaine2, en raison de la mise en crise des institutions pourvoyeuses d’identités sociales reproductibles (salariat, état providence, République, famille…). Ces expressions digitales et leurs validations socio-numériques à travers les likes, le nombre d'abonnés ou de vues, peuvent être décrites comme des «bricolages esthético-identitaires» dans lesquels il s'agit de juger du caractère original d'un individu, au travers de formes d'expression numériques, dont les vidéos postées sur YouTube. Ce qui implique que le talent numérique se définisse également par une compétence sociale à faire reconnaître son authentique singularité. Les youtubeurs célèbres et moins célèbres vont également chercher la reconnaissance de leurs pairs, de leur «fanbase» à travers des rencontres dans la vie réelle comme les meetup, les gratifiant de séances de dédicaces et autres selfiegraphes.

Égoentreprenariat, creative content et Fanbase solidaire

Il existe désormais une économie de ces talents numériques, au sein de laquelle de jeunes gens peuvent rêver de pouvoir vivre de leurs «youtuberies». Il s'agit de faire de sa vie, de sa personnalité, de son savoir-être un gagne pain : «C’est comme si tu ouvrais une petite boîte sans engagement» nous explique F., 32 ans, qui a effectué des études de cinéma avant de monter une chaîne d'histoire sur YouTube et qui peut, avec ses 60000 abonnés, prétendre au programme des talents vidéos du CNC3 et gagner 200 euros mensuels, en partenariat publicitaire avec YouTube4.

Cet égoentreprenariat, qui suppose d'être son propre travail, n'est viable financièrement que s'il s'inscrit dans une économie de l'influence qui, loin d'être méritocratique, implique la formation de hubs autour de ces talents sociaux. Ces équivalents numériques des carrefours d'audience se trouvent constitués techniquement par les logiques algorithmiques de recommandations. Celles ci se fondent, dans un premier temps, sur l'inter-recommandation entre pairs et se déploient dans le cadre de partenariats avec des agents ou des networks (MCN) appartenant le plus souvent à des groupes média5. Ces youtubeurs influents peuvent être payés en retour par les marques, soit en nature, soit en bons d'achats et autres services.
Il existe également des possibilités économiques de financement social avec des services qui permettent aux fans de «subventionner» en quelque sorte leurs youtubeurs préférés. C'est le cas de Tipeee, lancé en 2013, et plus particulièrement dédié au YouTube éducatif et culturel. Le tip, ou pourboire moyen, se situe autour de 10 euros et pour son dirigeant, Samuel Nomdedeu, il s'agit par ce biais de «donner à ceux qui en ont le talent la possibilité de vivre de leur passion»6

Haul, swap, routine : des formats de socialisation juvénile

Il est frappant d'observer combien YouTube fait fonction d'école de la vie et comment les youtubeuses du genre «?mode et beauté?» jouent un rôle majeur de socialisation pour une jeunesse connectée. Et ce, à travers des formats de vidéo typiques comme le «haul» consistant à déballer des courses et à citer le nom des marques ainsi achetées, ou encore le «swap», échanges de colis entre youtubeurs, ou les diverses séquences de «routines» (teint, morning...) qui ont pour effet de ritualiser la réception de ces vidéos. Ces formats sont parfois inspirés des jeux d'enfants («what in my mouth», «action-vérité»), mais ils vont désormais inspirer des jeux de cours d'école, comme par exemple les swaps et leurs fameux «menus», permettant de deviner les produits et évidemment de citer des marques dans le cadre le plus naturel de la vie quotidienne, marquant de la sorte une extension généralisée de l'industrie publicitaire IRL (In Real Life).

Faire d’Internet une TV pour se cultiver ?

En plus du genre «mode et beauté», il existe également de nombreuses chaînes de vulgarisation scientifique qui relèvent plus d'une «culture de la curiosité», suivant les termes de l'historien d'art Krzysztof Pomian7. Cette école «d'après l'école» propose une gamme de formats tels que des «Top», des FAQ, des«flash» ou des «quickies», qui appartiennent plus au registre de cette culture de la curiosité privilégiant le rare, l’unique, l’insolite?8. Certains de ces youtubeurs écrivent à leur tour des livres, réalisent des films de cinéma ou montent des pièces de théâtre, rejoignant alors le giron des industries culturelles traditionnelles. Cet âge du talent s'avère donc ambivalent à plus d'un titre, et par là même, participe de ce que l'ethnologue Marcel Mauss dénommait un «fait social total» concernant tous les éléments de notre société contemporaine9.

1 Médiamétrie, mai 2016.
2 Ulrich Beck, Anthony Giddens, Scott Lash, Reflexive Modernization, Cambridge, Polity Press, 1994.
3 ***/!\*** www.cnc.fr/web/cnc-talent
4 Entretien réalisé à Paris le 29 novembre 2016.
5 Tels Enjoy Phoenix, en contrat avec Red Carpet/m6.
6 Interrogé le 23 mars 2016 par nos soins à Paris.
7 Krzysztof Pomian, Collectionneurs, amateurs, curieux: Paris-Venise, XVIe –XVIIIe siècles, Gallimard, 1987.
8 Laurence Allard, «L’amateur, une figure de la modernité esthétique», in Communications, vol. 68, n°1, pp. 9-31, 1999.
9 Marcel Mauss, Essai sur le don, Année sociologique, 1923-1924.

POUR ALLER PLUS LOIN

Ressources

  • Laurence Allard, «L’amateur, une figure de la modernité esthétique», in Communications, 1999.
  • Ulrich Beck, Anthony Giddens, Scott Lash, Reflexive Modernization, Cambridge, Polity Press, 1994.
  • Krzysztof Pomian, Collectionneurs, amateurs, curieux : Paris-Venise, XVI e – XVIIIe siècles, Gallimard, 1987.
  • Marcel Mauss, Essai sur le don, année sociologique, 1923-1924.

Laurence Allard, maîtresse de conférences, Sciences de la communication, IRCAV-Paris 3/Lille 3

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