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Par Pauline Escande-Gauquié, maîtresse de conférences à l’université Paris-Sorbonne, CELSA

Combien de parents, de grands-parents restent interloqués en regardant leur enfant ou adolescent faire un selfie à tout moment de la journée, lors d’un événement anodin (un repas de famille, un trajet en voiture) comme marquant (un anniversaire, une sortie au restaurant) ? Le selfie se caractérise par cette technique qui consiste à faire son autoportrait en orientant son smartphone vers soi et à le poster ensuite sur les réseaux sociaux. Cette obsession du partage de soi influe sur le quotidien de nos adolescents qui passent parfois plus de temps à « médiatiser » leur vie sur les réseaux sociaux (Instagram, Facebook, Snapchat) qu’à la vivre réellement.

Ce genre photographique a d’autant plus de succès chez les jeunes que toutes les applications donnent aujourd’hui la possibilité de retravailler son selfie en remodelant son visage (on peut s’ajouter une tête de chien, se mettre du maquillage, se déformer les traits, etc.). Ces pratiques affectent profondément les rapports entre adultes et enfants, en ce sens qu’elles redéfinissent en permanence leur vision de la frontière entre l’intime et le public, l’individuel et le collectif, entre soi et les autres.

UN BESOIN DE REGARDER ET D’ÊTRE REGARDÉ

Le selfie est un genre photographique qui appartient à ce « bal des ego » dont parle le psychiatre Laurent Schmitt, devenu un langage commun dans lequel l’adolescent exprime sa personnalité. Rien de plus simple que de prendre une photo de soi avec son smartphone, de la poster, et quel bénéfice ! Le cadre des réseaux sociaux gratifie cette mise en scène de soi en la récompensant par les likes et les commentaires que les autres laissent. Pour l’adolescent, l’estime de soi ne se trouve plus uniquement dans la sphère réelle, mais aussi dans cette sphère digitale avec sa communauté d’amis qui va réagir à ses « posts ». Si le selfie est la photo la plus prisée, c’est parce qu’elle provoque souvent le plus de réactions. Le selfie est ainsi pour le jeune une activité de sociabilité et de socialisation avec les personnes de son âge. Il est une forme de participation à sa communauté adolescente, car le but est d’échanger, provoquer du rire, du commentaire, du like, voire du buzz. Cette logique de l’exposition de soi fonctionne par ailleurs selon une modalité du regard qui est nouvelle : je me regarde, je te regarde et je te regarde me regarder. Dans la majorité des cas, l’exposition au regard présente l’attente soucieuse de mériter l’amour d’autrui par les likes (de cet autre qui me ressemble) ou sa reconnaissance par les commentaires. Comme le souligne le psychiatre Serge Tisseron, « toute photographie qui nous représente est comme le premier miroir maternel, à la fois fragment du monde perçu et reflet de notre propre identité ». Le selfie permet ainsi à l’adolescent de tester sa propre identité en miroir de l’autre.

LES « RITUELS SELFIQUES »

Si le selfie amateur triomphe chez les jeunes, c’est parce qu’il est un vecteur communicationnel extrêmement puissant. Il y a ceux qui sont « selfiquement » actifs, qui contrôlent leurs posts et savent manier les codes de mise en scène de soi pour faire du buzz et devenir populaires : les « regardés ». Et il y a tous ceux qui passent du temps au spectacle : les « regardants ». C’est la problématique du « seul et ensemble » définie par la sociologue Monique Dagnaud : « Je suis dans une relation avec moi et, en même temps je suis en relation avec plein de gens. » Les selfies permettent un récit de soi très accessible (moi avec mes copains, moi au fastfood, etc.). Ils ont une fonction de témoignage de l’instant vécu : j’étais présent à tel concert, j’ai réussi telle performance sportive, j’ai acheté une nouvelle robe, tu la trouves comment ?, etc. Le selfie est donc devenu cette image par laquelle les jeunes se racontent et confirment par là leur appartenance au groupe adolescent par les commentaires qu’ils provoquent. Serge Tisseron parle de « mise en scène de l’appartenance ».

LA MULTIPLICATION DES GENRES : DU DUCKFACE AUX FUNERAL SELFIES

Le selfie a développé ses propres codes photographiques surtout chez les jeunes qui rivalisent d’imagination pour renouveler le genre. En témoignent le selfie duckface (la bouche en coeur), le legsie (montrer ses jambes nues étendues, dont le hot-dog legs selfie, en contre-plongée), en passant par le selfie cadré sur les cheveux (helfie), etc. Il en existe pour le moins incongrus, liés à des lieux, comme les bed selfies, bathroom selfies, gym selfie, ou à des situations transgressives, comme les drunk selfies (en train de boire de l’alcool), voire choquantes, comme les funeral selfies (pris à des enterrements). Il y a aussi des genres communautaires et culturels, comme les football selfies, pris lors d’un match dans un stade.

Le selfie teste ainsi toutes les situations de vie en société, de la plus publique à la plus intime. Tous ces genres selfiques permettent à l’adolescent de tester les normes partagées. En effet, quand une jeune fille poste un beflie (photo de ses fesses moulées dans un pantalon), c’est bien pour tester le pouvoir érotique de son corps. Le selfie permet aussi une créativité quotidienne d’une génération née avec les écrans et pour qui prendre un selfie est ludique et banal. Surtout que les « influenceurs » et les célébrités qu’ils suivent sur les réseaux sociaux en raffolent et qu’ils cherchent, pour certains, à les imiter.

La démarche a donc une logique : dans un monde ultraconnecté, le selfie est devenu un bras armé d’échanges rapides, faciles et de notoriété.

LE SELFIE DOIT ÊTRE CADRÉ

La frontière entre le selfie bon enfant et le phénomène de compulsion pouvant amener à de la lassitude, de l’agacement voire du bashing (harcèlement, insultes, etc.), est parfois mince. Dans le monde digital, une réputation est aussi rapide à construire qu’à déconstruire. Il faut, en tant qu’adultes, rester vigilants et s’assurer par le dialogue, la communication avec nos enfants, de la destination des selfies postés (à sa communauté d’amis ? à quelqu’un de la famille ? Etc.). Autre prudence : expliquer qu’une photographie postée sur les réseaux sociaux, même destinée à une seule personne (un petit ami, par exemple, à qui j’envoie une photo où je suis dénudée), ne nous appartient plus totalement car elle peut être récupérée et repostée aux yeux de tous avec une intention malveillante. Alors « tous selfie » oui, mais de manière raisonnable et cadrée !