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Les plateformes numériques et en particulier les réseaux sociaux sont en compétition pour capter, conserver et vendre notre attention. On parle d’une économie de l’attention qui exploite toutes nos traces et réactions en ligne, que nous alimentons en continu. Les sciences cognitives permettent de voir différentes facettes de l’attention que le design des interfaces permet de capter.

Les réseaux sociaux vivent de la publicité et font payer les marques pour que leurs placements soient publiés au meilleur moment et dans le meilleur voisinage sur les fils d’actualité et les comptes. YouTube, Facebook et Twitter n’ont commencé à pratiquer cette monétisation qu’à partir de 2008-2010, marquant la fin de l’âge du web 2.0 contributif, ouvert et non marchand. Ils promettent aux marques d’accéder à un public plus ciblé mais surtout plus réactif et « engagé ». Ces réactions fournissent des signaux qui peuvent être calculés à partir de traces de nos comportements, tels que les likes, les retweets ou partages, les commentaires ou le temps passé sur un message et les clics effectués. Ces signaux sont des indices de notre attention active que les plateformes prétendent corréler pour prédire nos futurs comportements.

De quoi se compose l’attention ?

Cette nouvelle matière première comporte deux dimensions essentielles difficiles à combiner : la durée et l’intensité. En effet, l’effort de concentration sur un seul sujet durant un temps long à l’école ou au travail, a pour tout un chacun, ses limites. À l’inverse, dans nos routines quotidiennes, la durée de l’attention peut être très longue car celle-ci est quasiment en mode automatique. Il y a ainsi plusieurs « régimes d’attention ». La concentration de l’élève studieux relève du régime de la projection (sélection active des informations), quand les habitudes fonctionnent sur un régime de la fidélité (les marques ou les émissions auxquelles nous sommes fidèles, nous dispensant de décider à chaque fois). Selon les sciences cognitives, ces deux régimes sont typiques de deux capacités de notre cerveau, l’une (cerveau 1) qui fonctionne à l’économie, en automate, par répétition de programmes connus, mais aussi par réaction intuitive, et l’autre (cerveau 2) qui permet de résoudre des problèmes et de prendre des décisions. Nos comportements privilégient toujours le moindre effort, provoquant illusions, biais cognitifs et difficultés à sortir des routines.

Deux autres combinaisons sont possibles. L’attention peut être d’intensité forte et de durée très brève. Quand nous sommes surpris par un événement qui capte toute notre attention mais s’évanouit très vite : c’est le régime de l’alerte qui peut engendrer du stress, de l’adrénaline. Les réseaux sociaux sont programmés pour nous faire réagir sans cesse à des alertes nouvelles (notifications, buzz). 60% des retweets n’ont pas été lus par ceux qui les partagent qui ont simplement réagi à un stimulus (le titre, l’image, le hashtag, ce qui choque, fait rire ou scandalise). L’attention peut aussi combiner intensité forte et durée longue : dans le seul cas des jeux vidéo, grâce à l’immersion, où tous les sens sont saisis, par le graphisme, le game design, l’histoire, les relations entre joueurs ou les émotions. Ces deux expériences attentionnelles, l’alerte et l’immersion, sont massivement amplifiées par les systèmes numériques.
Les plateformes de réseaux sociaux captent notre attention en suscitant soit la fidélité (par un effet de bulle de filtre : on voit les mêmes amis ou les mêmes types de contenus grâce à l’autoplay dans les stories par exemple), soit l’alerte (ce qui est nouveau et choquant est mis en avant pour nous faire réagir). L’attention des utilisateurs est captée par un design très fin (la captologie) qui conçoit les saillances les plus captivantes pour notre perception. Par exemple, les compteurs sous les posts rendent visible notre réputation (likes, partages, commentaires, etc.). Ces « vanity metrics » sont des récompenses nous incitant à davantage et mieux publier pour attirer l’attention. Cette compétition est partout entre tous les signaux offerts à notre perception, comme entre les membres ou les marques.

Dominique Boullier, professeur des Universités en Sociologie, I.E.P. de Paris (Sciences Po)

Ressources complémentaires :

BOULLIER, Dominique. Comment sortir de l’emprise des réseaux sociaux. Le passeur éditeur, 2020.

BOULLIER, Dominique. « Médiologie des régimes d’attention », 2014.

KAHNEMAN, Daniel. Système 1 / Système 2 – Les deux vitesses de la pensée. Flammarion, 2011.

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